jeudi 21 octobre 2010

Le marché du travail tico : les normes en question

Le marché du travail tico est, comme tous les marchés des PVD, difficile à analyser. Sa compréhension est rendue complexe par le niveau relativement élevé de sous emploi et d'emploi informel : à ce titre, et quelques soient les indicateurs ci dessous, il faut absolument comprendre les déterminants institutionnels qui structurent ce marché, et en particulier une culture de travail particulière. En effet, le processus de développement ne peut se résoudre à l'accumulation d'indicateurs quantitatifs (nous en aurons notre part...) mais doit aussi intégrer la difficile intériorisation, au delà des normes juridiques (je ne me prononcerai pas sur cet aspect...), d'un système structuré et légitime de normes sociales de travail. Sans être pour autant un socio-économiste, j'oserai affirmer que la vulnérabilité des normes sociales de travail au Costa Rica constitue le  principal obstacle, au delà des déterminants économiques traditionnels, à un "développement équilibré" du marché du travail : que ce soit dans la détermination des statuts (formel-informel), dans les conditions de travail (durée du travail, protection du salarié), dans les règles de fixation des salaires (un vrai casse tête pour tous les habitués du SMIC...), le marché local n'a pas de frontières définies entre informalité et formalité, entre stabilité et précarité, entre intégration et pauvreté. Bien sûr, et pour ne pas faire enrager mes amis ticos, le Costa Rica tire relativement bien son épingle du jeu, en comparaison avec ses partenaires immédiats : cette économie connait sans doute le marché du travail le mieux intégré de la région, toutes choses égales par ailleurs (merci encore une fois à mes ancêtres néo-classiques pour la superbe hypocrisie de la formule...). Mais il faut souligner le paradoxe  entre un système puissant de libertés civiles et sociales et la grande vulnérabilité des actifs sur le marché du travail local : c'est ce qui va nous intéresser ici (je ne vais pas me faire que des amis...).

 Pour faire clair, je présenterai tout d'abord les caractéristiques générales du marché formel du travail tico (activité, emploi, chômage, caractéristiques structurelles et impact de la conjoncture) : flexibilité du marché et vulnérabilité de la main d'oeuvre, telles sont les deux caractéristiques de l'emploi formel tico.
Ensuite, je m'intéresserai surtout à  l'emploi informel, et à la faiblesse chronique de normes stables du travail.

Un prolégomène : il ne m'appartient pas de déterminer ce que doit être un "développement équilibré", mais l'économie costaricienne prétend s'incorporer avec succès au capitalisme mondialisé. A ce titre, la conception de la régulation du "marché du travail" (Keynes, pardonne nous de nos péchés, amen) doit être rapprochée d'un modèle latino-américain d'emploi, celui de la flexibilité quantitative, même si un effort considérable de qualification est en cours au Costa Rica.

I Les caractéristiques générales du marché du travail : emploi et chômage

Commençons par l'emploi et la population active :
La transition démographique costaricienne est achevée, avec une natalité faible (16,65‰ en moyenne sur la période 2005-2010) et une mortalité faible (4,07‰ sur la même période. Un chiffre plus faible qu'en France -aux alentours de 8,5‰ ...). La fécondité est en chute, avec un niveau qui atteint à peine le seuil de renouvellement de la population : d'où l'importance de l'immigration nica, en particulier... Aujourd'hui, le taux global de fécondité est de 1,96 enfant par femme en moyenne, malgré une législation très répressive sur l'IVG et une grande difficulté d'accès à la contraception pour les femmes. Même si cet indicateur recouvre de très importantes disparités socio-démographiques, il manifeste une tendance générale à l'autonomisation des femmes (ou d'émancipation, c'est selon l'angle d'attaque) qui va bien évidemment avoir une influence sur le niveau et les caractéristiques de la population active. Rien de neuf à cela, toutes les "Gender Studies" et les économistes du développement soulignent la dialectique positive de l'émancipation et du développement.
Source : CEPAL, 2010

Le Costa Rica connait les taux les plus faibles de la région, marque s'il en est de l'état d'avancement social du Costa Rica, régulièrement salué par toutes les OIG et ONG. Remarquons cependant que le niveau élevé de fécondité de 1950 à 1990 (entre 3 et 6, 7 enfants par femme en moyenne sur cette période) a des conséquences non négligeables sur la croissance de la population active, et ce jusqu'à aujourd'hui. Le taux de croissance de la population active reste ainsi plus élevé que le taux moyen en Amérique Latine, et voire même plus élevé que ses voisins sur la période 2000-2010, par un effet classique d'arrivée sur le marché du travail de population des générations nombreuses précédentes.

 
Ainsi, la force de travail a augmenté de 50% entre  1999 et 2008, soit 657 000 travailleurs en plus :

Mais la croissance de la force de travail est aussi le résultat de l'activité féminine qui a fortement progressé : la force de travail féminine a ainsi cru de plus de 73% entre 1999 et 2008 (contre moins de 40% pour les hommes), soit une progression de 23 points supérieure à celle de la  la force de travail, tous sexes confondus.  Deux causes : une élévation du niveau de qualification féminin associé à une émancipation renforcée par une politique volontariste d'appui aux femmes (il y a ici un vrai travail d'appui aux femmes, qui trouve aussi sa source dans les ressources d'organisation communautaires : lutte contre les violences domestiques, débat sur la double journée, politiques d'insertion, etc...) : très symptomatiquement de la démocratie locale, cet objectif fait consensus. Nuançons nos propos : le niveau de participation des femmes à la vie économique reste encore relativement faible, rapporté à la moyenne de l'Amérique Latine et des voisins immédiats. Ne nous trompons pas : la femme costaricienne est loin de connaître  le sort des Européennes, et reste très vulnérable sur le marché du travail, et dans la société en général! Les femmes sont ainsi confrontées à de plus grandes difficultés d'insertion sur le marché du travail, dans le cadre d'une division domestique des tâches qui les enferme souvent à la maison : parler de machisme enraciné constitue-t-il un manquement à mon devoir de réserve? Vu l'ampleur du débat local, je ne pense pas. Elles sont aussi les premières victimes de la crise : elles sont les premières à se retirer du marché du travail. Rapporté à l'Amérique Latine (Cône Sud en particulier). Voilà un rapport récent sur les tendances récentes de l'insertion des femmes sur le marché du travail costa ricien


Evidemment, il y aussi le rôle de l'immigration : je le réserve pour un article spécifique!

Le taux de participation est donc relativement faible, en raison de la moindre participation des femmes : moins élevé qu'en Amérique Latine, il illustre les inégalités économiques et sociales de sexe. Nuançons la aussi : il manque les taux d'activité et de participation par âge. A noter dans le graphique : le taux de participation a diminué dans la crise. Il faut voir là la perméabilité des frontières entre activité, chômage et inactivité : ce halo du chômage (merci Freyssinet) est renforcé par la flexibilité précarité d'un marché du travail concrètement dérégulé. En clair, les actifs les plus vulnérables (et sans doute, parmi eux, beaucoup de femmes) se sont retirés du marché plutôt que d'être confrontés au chômage.


Continuons par le chômage :
La mesure du chômage est un éternel défi, et à fortiori dans les PED :
- D'abord, parce que les indicateurs statistiques ne sont pas toujours des plus fiables. Au Costa Rica et en Amérique Latine, cependant,  l'énorme travail de modernisation et de recensement statistique porte ses fruits : la qualité impressionnante de l'appareil statistique latino-américain (Estado de la Nacion -un bel objet statistique, qui recense, classe et présente toute une série d'indicateurs nationaux et centroaméricains-, INEC, SIECA, CEPALSTAT-CEPALC- notre Olympe d'économistes...) permet d'obtenir des informations rigoureuses, toutes choses égales par ailleurs.
- Ensuite, parce que l'existence d'un important secteur informel rend l'évaluation du chômage évidemment incomplète (lorsqu'on exclut 40% de la main d'oeuvre...)
- Enfin, parce que la forte flexibilité du marché du travail disperse les normes d'emploi, entre emploi et sous emploi, chômage et précarité. On distingue ainsi ici dans les statistiques le sous emploi visible (où on travaille moins que désiré) et le sous emploi invisible (où on gagne moins que désiré) : la notion de travailleurs pauvres est ici complexe...
Le taux de chômage global reste, dans le cadre des limites préalablement évoquées, relativement faible :


Mais sur le long terme, on  peut constater une tendance à la croissance du chômage, ce qui ne signifie pas nécessairement une simple dégradation du marché du travail, mais exprime sans doute aussi (et surtout) le transfert d'une partie des actifs du secteur informel vers le secteur formel, et partant, une plus grande exhaustivité statistique  (Source : IABD, 2010) :



Bien sûr, la crise récente a provoqué une forte progression du chômage : il s'établit à 7,8%, ce qui représente un record historique sur les 20 dernières années. La crise a évidemment affecté de manière inégale les actifs, frappant comme d'habitude les femmes et/ou les non qualifiés :

- Pour les femmes, le taux de croissance du chômage a été beaucoup plus élevé que celui des hommes sur l'année 2009. Comme d'habitude, la moindre qualification des femmes et la  discrimination sexuelle ont joué un rôle fondamental  dans la progression du chômage féminin qui est la plus forte de l'Amérique Latine. Mais ceci n'explique pas tout et nous verrons après comment le mode d'insertion dans la mondialisation agit sur aussi ce chômage :


- Le chômage frappe plus durement les non qualifiés (décidément, l'économie du travail n'est qu'un long bégaiement...) :

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